Un autre. Un autre vieux marchant le matin sur mon chemin. Sur son chemin.
Il n’est pas le fruit d’une hallucination, même si je l’ai vu la première fois jaillir d’un éclat de soleil blanc.
Halo de brouillard givré. Il porte ses mains dans les poches de son coupe-vent.
Son regard est caché par une casquette sportive. Pas une casquette de joueur de pétanque s’écrasant comme une falaise de calcaire. Non, celui-là, il porte une casquette avec une attache qui serre en tissu qui pend.
Il est svelte et son pas est décidé. Pourquoi marche-t-il ? Je n’en sais rien. Pour garder la forme ? Pour semer en chemin tous les souvenirs douloureux accumulés au cours de sa vie ? Pour se sentir vivant?
Si ce vieil homme penche d’un côté, si son pas n’est pas vraiment fluide, il n’en est pas moins tranchant. On imagine ses mains caleuses dans les poches, ses poings serrés par le désir de vivre jusqu’au bout ce chemin et d’autres chemins encore.
Son regard est caché derrière la visière de la casquette.Sa bouche est un peu béante et étirée comme celle du moissonneur de Millet. Sa bouche ne ment pas. Pas en cet instant là. Elle dit l’effort que cette course à pied coûte à son corps un peu déséquilibré vers la droite, elle dit la douleur que ses épaules émettent et qu’il est obligé de crisper… Le rictus du moissonneur de Millet, sa force. Son dépassement. Ses muscles du bras bandés, sa cuisse gainée.
Je pense à Vincent. Vincent Van Gogh. A son étude du moissonneur, sa copie de Millet. Ses copies. Je revois la bouche de son moissonneur. Pourquoi n’est –elle pas béante? Elle est fermée, tombante, molle et lassée. Le geste paraît nonchalant. Ample, certes…mais nonchalant. Son moissonneur n’est pas rigoureux, il n'a pas la tête à ce qu'il fait. C’est un acteur. Il exécute la danse du paysan, mais il n’en est pas un. Ce saltimbanque mime un geste dont il semble étranger...
Nous avons affaire à une autre personnalité.
L'autre moissonneur, celui de Millet, jette ses grains de plein fouet, et menace le spectateur d'un revers qui pourrait certainement lui arracher le visage s'il s'approchait de trop près. Seul le chapeau se permet un peu de molesse en retombant près d'une bouche tendue,déformée par l'effort, reliée directement à son bras. Reliée dans la tension, la crispation.
Je ne juge pas le travail de Van Gogh que j’admire profondément. Son moissonneur existe. Il est là, il est présent. Il est simplement autre.
Le cheval de trait et le cheval de manège. Le bûcheron et le gymnaste.
Mon marcheur est un authentique Millet.