19.1.08

Les cent pas.

Aujourd’hui, on ne viendra pas nous chercher ma sœur et moi. Demain non plus.
Hier, la neige a bloqué notre petite ville et ses alentours. Il n’y aura pas école cette semaine, et tous les heureux gagnants, je veux dire tous les élèves pensionnaires de l’école Sainte Marie- mère-de-Dieu- priez-pour-nous, sont repartis chez eux.
Je suis avec ma sœur, nous sommes dehors, dans la cour de cette école et nous ne parlons presque pas ; notre ton est pourtant léger. Nous jouons. J’avais l’impression que nous jouions. Cette scène, je la revois régulièrement.
Sans rire, et sans se le dire, nous faisions les cent pas dans la cour.
Nous faisons des allers et retours sur trente mètres environs et nous comptons à chaque fois notre nombre de pas.
Je me souviens d’avoir marché longtemps cette après-midi là… Mais peut - être l’avions nous fait seulement dix petites minutes…
Tout nous paraît si long quand on est enfant. Et surtout quand on attend.
Au fond, je ne jouais pas, car un enfant qui joue ne trouve pas le temps long, il ne voit pas le temps passer, c’est tout.
Nous faisons donc, ma sœur et moi, des vas et vient dans la cour blanchie de l’école.
Sous nos pieds, la neige se tasse dans un bruit sec et crayeux.
Cette image est encore très présente en moi. La situation était particulière, il faut dire.
L’école était déserte, et nous étions seules, au milieu de la cour du pensionnat. Les sœurs de l’établissement étaient là, sûrement affairées à leurs tâches quotidiennes.
Je revois sœur Marianne passer sur un côté de la cour, faisant de petits pas précautionneux à l’intérieur du chemin dégagé à la pelle. Objectivement, le pensionnat était agréable : il y avait un petit jardin, des allées, un petit banc, et des rosiers le long de la grande salle d’étude.
Ma mère nous avait laissées là, pour aller travailler dans une grande ville, pour gagner de l’argent. Pour gagner de l’argent, elle était partie, elle était partie pour nous, quelque part.
Je marche et je ne me dis pas cela. Je ne me dis pas qu’elle est partie pour gagner de l’argent, pour nous faire vivre. Je ne me dis pas maman est partie. Je ressens le manque, j’ai mal au cœur et à la gorge à en crever.
Elle me manque, et elle n’est pas là. Je sais qu’elle est en vie, qu’elle ne nous a pas abandonnées. J’ai neuf ans. Je me sens déchirée.
Nous resterons au pensionnat toute la semaine. Et le week-end suivant, nous irons peut-être voir notre grand-mère.
De temps en temps, ma mère revient, mais je vois dans ses yeux qui regardent au - delà de moi qu’elle est ailleurs.
Elle était à la fois là et encore partie. Elle était sûrement déjà trop meurtrie par son histoire pour nous envelopper de ses bras et se faire chaleureuse.
Je trouve son regard absent quand elle nous reprend pour la fin de la semaine. Elle me manque quand elle n’est pas là et je manque de quelque chose quand elle est là. Souvent, je lui demande tout un tas de choses essentielles à ma vie comme par exemple de nouvelles chaussures à la mode avec des pompons de cuir sur le dessus, ou bien une ceinture tressée.
Elle ne me rapportait jamais ce que je voulais, elle était bien trop occupée par ses pensées.
Pendant cette semaine froide, nous dormons, ma sœur et moi, dans un immense dortoir vide.
Ma sœur est loin de moi, mais je ne la rejoins pas.
Quand on est enfant, on n’ose pas changer de lit. On fait avec les consignes des adultes parfois laconiques. On a peur de se faire réprimander pour avoir contrarié leurs paroles. On vit à l’étriqué.
Ma sœur est loin de moi ; en plus, des cloisons nous séparent. Mon lit est juste en face des portes battantes donnant sur les douches. Des portes battantes bloquées en position ouverte que j’aimerais bien fermer.
Mais quand on est enfant et que l’on est terrorisé on est coincé, on ne prend aucune décision. On est prostré malgré soi. On nous couche là, et on n’ose plus se relever pour aller fermer les deux portes béantes comme la bouche d’un ogre silencieux qui nous guetterait dans la nuit.
Quand on est un enfant, on tire la couverture sur son visage, sur le sommet de son crâne, on s’enferme dans sa couverture de survie, on respire une fois sur deux ; on a chaud, on étouffe mais en aucune façon on n’ôtera sa seule armure contre le monde vide et froid de l’angoisse. A cette angoisse s’ajoute la peur de mourir étouffé dans son cocon de sueur.
J’entends encore le « plic , plic ,» des gouttes d’eaux provenant des douches qui rendaient les sanitaires encore plus effrayants. Je revois aussi ces immenses placards en bois foncé le long des murs et respire l’odeur de la cire. Nous sommes sans surveillance. Les sœurs logent dans une autre aile du bas, au rez de chaussée. Mais cette nuit là, en dépit de la présence de ma sœur et de ces autres sœurs, je me sens seule. Désespérément seule.
Je n’ose même plus appeler ma sœur. J’ai peur qu’un monstre dissimule ses pas dans le son de ma voix pendant que je parle, qu’il glisse jusqu’à moi et me lacère de coups de couteaux. Je suis terrifiée.
Demain, on ne viendra pas nous chercher ma sœur et moi. Après-demain non plus.