Novembre 2002.
La course de trop. La course poursuite après le boulot. A la recherche du boulot perdu. Moi et la quête du grand boulot qui me permettrait de manger à vie.
La course, c’est à cause du concours. Un concours pour gagner mon boulot. Pour avoir une place, il faut se battre contre soi, en dépit des autres, contre la montre, contre le chronomètre. Une course longue chronométrée pour la partie sport.
Cinq heures de sommeil par nuit pour n’être dépendante de personne. Je fais beaucoup de sacrifices. Je sais que les AUD défilent à grand galop, que je n’aurai bientôt plus un copeck.
Ce concours, je dois l’avoir, il me le faut, d’ailleurs, je vais l’avoir puisqu’il me le faut. Je dois l’avoir, je veux gagner ma vie.
Alors c’est la course à grand galop ; à cause du barème : un super niveau ; le niveau que je n’ai pas et qu’il me faut.
J’ai bien mal à la tête depuis quelques temps, tellement mal. Mais je ne m’écoute pas à cause du concours ; alors je prends du café, des aspirines et tout un tas de dopants en vente libre ; mes maux de têtes, c’est pour les douillettes « Ne t’écoute pas ne t’écoute pas, ne t’écoute pas. Fonce. Surtout, fonce. Défonce-toi, bon sang.»
Ce matin là, je cours à toute allure, j’y suis presque, si mes calculs sont bons, à cette allure là j’aurai au moins douze. Douze sur vingt. Vingt-quatre heures, vindicte, Vincennes, Vincent, vingt tours, je ne sais plus, je ne sais pas, je ne réfléchis plus. Encore mille cinq cent mètres, j’ai si mal à la tête ; encore mille mètres, tellement mal ; allez, encore un effort, plus que cinq cent mètres. Mon corps s’arrête avant moi. Ma tête, j’ai l’impression qu’elle s’arrache de mon corps. Je ne sais pas ce qu'il m’arrive. Je vomis ; la douleur est foudroyante. Elle ne se calme pas.
Hôpital. Scanner. Premier résultat. Diagnostic du docteur : « Il y a quelque chose, une tache qui apparaît dans votre tête au scanner». Tout peut être « quelque chose », alors je m’effondre. Ma fille a peur, je le sens : à quatre ans, on ne comprend pas l’odeur de l’hôpital, on ne comprend pas son remue-ménage, on ne comprend ces silences. Tu as le droit de pleurer, mon enfant, tu as le droit. Elle a explosé en larmes avant que je parte. Je me sens coupable de mon état.
Transport. Ambulance, trajet, douleur, lumières de la route sur laquelle j’avance couchée, à reculons ; piqûre, morphine.
Neurochirurgie. Première nuit. On m’emmène dans une chambre de quatre lits où je suis seule. J’ai peur.
Je pense à ma fille, à sa douleur. Je peste, je rage, je suis en colère que le sort ait comploté contre moi dans mon dos, dans ma tête, sournoisement.
Chambre à quatre lits. Neurochirurgie. On ne sait pas ce que j’ai. On me regarde avec un air étrange, on ne me dit pas que je n’ai rien, on me dit juste qu’il va falloir faire des examens. Je continue de vomir. Je pense à ma fille. J’ai peur. Je vomis. Je pense au concours, à ma vie. Si je meurs, je n’aurai pas ce concours, je n’aurai plus ma vie. Je vomis, je rends, tout le temps.
Une femme occupe maintenant le lit d’en face, celui de gauche, sa jambe a été écrasée par un bus. Je le sais. Je connais son histoire par cœur. Elle appelle tous les gens qu’elle connaît pour raconter son accident. Plus de cent fois qu’elle raconte son histoire au téléphone qui sonne, résonne et gratte les parois de mon cerveau. Moi, j’ai mal aux yeux, à la tête, et je vomis toujours.
Une deuxième malade arrive, elle occupe le lit d’en face, sur la droite.
On vient me voir de loin. Uniquement après ma dose de morphine, c’est mieux comme cela. La douleur est si laide. Elle m’isole du monde, elle me fait me replier sur moi. On se presse, on s’inquiète autour de moi. Je lis la peur dans les yeux des gens qui se serrent près de mon lit. Je sens leur tristesse aussi; leur amour surtout. Je vomis du soir au matin, le matin le midi et le soir, du matin jusqu’au soir.
Examens. Artériographies. De l’iode, des piqûres. Je suis nue. J’ai peur. On m’examine à la recherche d’un anévrisme. Je ferme les yeux pour ne pas voir que les médecins me voient dans cet état là. J’ai peur.Bilan : hémorragie méningée. J’attends ma piqûre de morphine comme le cracké attend sa came. Je l’aime cette putain de morphine, je jouis de passer de la douleur inouïe à l’absence totale de douleur. J’ai moins peur, je flotte. De temps en temps, la morphine m’aide à communiquer avec mes deux voisines de chambrée. Tiens, la voisine d’en face avec sa jambe écrasée va enfin pouvoir repartir dans le bon service. Une autre la remplace aussitôt. Elle a un morceau de tumeur dans le cerveau. Elle est en surveillance. Son mari est là, il prend soin d’elle. On prend soin de moi aussi. On m’appelle et je parle avec une voix molle et éteinte au téléphone. Quand la douleur reprend, je suis prostrée. Encore quatre heures à attendre ma morphine et je n’aurai plus mal. Perfusions. Piqûres de partout dans les bras, et les bleus qui vont avec. Je ne compte plus les journées, je ne sais plus depuis combien de jours je suis là. La nuit est sectionnée en morceaux de deux heures. Toutes les deux heures, on m’examine. Mes examens ne sont pas terminés, je pense que je vais mourir. Les infirmières ne peuvent rien me dire. Parfois, quand je suis seule, je me dis que c’est mon heure. Quand ma fille me rend visite, je me dis que tout va se remettre en place, que tout va s'arranger. Un soir, une nouvelle malade rejoint notre chambrée. Elle arrive à pas lents. Elle est très jeune. Sur sa tête, il y a un gros bandage. Elle a l’air fatiguée.On discute un peu. Prénom Myriam. Tumeur au cerveau. Je ne me souviens que de quelques bribes. Morphine, fatigue. Je me souviens lui avoir dit « Bonne nuit, il faut se reposer maintenant ». « Oui, bonne nuit, m’a-t-elle répondu ». Quelques heures plus tard, on m’examine. Vient son tour. Je suis tournée vers elle. Du sang sous son nez coule. Je me détourne. Je sais que quelque chose ne va pas. J’entends une infirmière dire « Elle ne respire plus ». Là, tout s’enchaîne, je ferme les yeux, je serre mes poings. Tout le monde s’agite, on dresse un paravent entre mon lit et le sien. On fait couler l’eau du robinet. J’entends les bruits du massage cardiaque. Le personnel médical s' affaire consciencieusement. La mort vient de frapper dans cette chambre d’où je ne peux fuir, puisqu’au lit je suis clouée.Dans la pénombre, je cherche les yeux des autres malades, mais je ne vois aucun regard, je sens juste la mort tout autour.
Un bruit infernal de crémaillère clôture l'événement; l'affreux remue-ménage cesse enfin. Je ne me souviens plus si le lit d’à côté a été déplacé ou non. J'entends un docteur à l'air peu rassurant me dire : « Vous, ce n’est pas pareil ce que vous avez ». Un peu plus tard, au matin, une infirmière se penche vers moi et me confie : « Vous savez, ne croyez pas que je ne vais pas repenser à tout cela en rentrant chez moi. On la connaissait bien cette petite, elle était très gentille, on s’y était attaché. »La morphine me joue des tours, surtout de puis la mort de Myriam. Un monstre avec une drôle de tête vient me voir à l’entrée de la chambre. Je revois Myriam, je repense à nos mots échangés. « Il faut se reposer maintenant ».Depuis la mort de Myriam, je ne parviens pas à me reposer. La vie ici m’est devenue insupportable. Et puis, comme une autre patiente l’a aussitôt remplacée , je ne peux pas parler de cet événement avec mes voisines de chambre qui ont entendu le drame. La mort de Myriam est devenue le tabou de la chambre. Un secret y plane, comme l’image de Myriam, qui est encore là, à côté de moi.Deuxième artériographie. J’ai l’impression de devenir folle. A nouveau nue sur une table d’examen, on me triture.
Les yeux fermés, je supplie le médecin de me prévenir quand il va piquer. J'imagine la sonde qu'il va me passer dans l'aine grosse comme un boa. Je me sens humiliée, diminuée. Je tremble sans pouvoir m’arrêter. Je veux que tout cela s’arrête. Tout; maintenant. Mais qu’est-ce que j’ai, putain ? Je veux savoir. Pourquoi tous ces examens? Que se passe-t-il dans ma tête?Je continue de trembler. Je ne veux pas les voir me voir dans cet état. Avec mes yeux, je les fais disparaître.
Ascenseur en lit.
Je mange avec des perfusions, je continue de vomir et d’attendre ma piqûre de morphine. Les docteurs me disent qu’il va falloir penser à décrocher de cet anti-douleur. Les infirmières sont gentilles; la nuit, quand elles viennent prendre ma tension, tout en gardant les yeux fermés, je leur demande de me dire leur prénom. Ça me rassure. Ça me fait paraître l’hôpital plus humain.
Ma douleur disparaît peu à peu, mais parfois elle revient comme un élastique.
Parfois, je me lève un peu. Ma tête tourne.
Une nuit, je perçois un petit cri étouffé de l'autre côté du couloir mais je ne sais pas ce qu’il dit. Alors, je sors de ma chambre et tends l'oreille. Là, j'entends : « Au secours. » C'est un appel.
J' avance jusqu' à la chambre d’où la voix provient et je vois une personne âgée allongée sur le sol, face contre terre ; elle a dû chuter de son lit. Je vais chercher une infirmière pour qu'elle vienne la relever, le sol flotte sous mes pieds.
Je voudrais tellement partir d’ici.
Enfin, on m’apprend que je vais pouvoir repartir chez moi. Je rassemble mes affaires, on m’appelle un taxi.
Quand le monsieur du taxi arrive, je prends mon bagage, et mon cœur et ma gorge se serrent très fort.
L’aventure s’arrête ici.
La vie continue ici.
Dans le couloir, je pleure. Le taxi tente de me faire sourire mais je pense aux infirmières ; à Myriam.
« Il faut se reposer maintenant. »
Bonne nuit, Myriam. Dors en paix, là où ta tête ne te fera plus jamais mal.